Trois jours au chevet d’une histoire et d’un mythe aux dimensions multiples.

Huit mois avant la tenue de la très attendue «Constantine 2015, capitale de la culture arabe», le Haut Commissariat à l’Amazighité (HCA) créé la surprise en organisant un important Colloque sur Massinissa dans l’antique Cirta. Du 20 au 22 septembre, des universitaires algériens et étrangers ont interrogé la période du règne de Massinissa sous des angles novateurs devant un public hétéroclite et fortement intéressé. Les débats qui ont suivi chaque communication étaient animés, passionnés, voire enflammés. C’est en effet une des gageures de cette manifestation scientifique qui sort du cercle fermé des universitaires.

Les conférences, ouvertes au public, se sont déroulées au centre culturel M’Hammed-Yazid situé dans la cité anonyme des 1200 Logements d’El-Khroub. L’ouverture du Colloque a été très solennelle avec la présence de la ministre de la Culture, de celle de l’Education, du président du conseil de la langue arabe ainsi que d’un représentant du ministre des Affaires étrangères. Cette présence officielle avait son importance puisqu’elle exprimait une forte volonté politique de reconsidérer la diversité culturelle algérienne non plus comme source de division mais de richesse commune.

Nouria Benghebrit annoncera son projet de généralisation de l’enseignement de la langue amazighe qui se concrétise par une classe expérimentale au CEM Kerboua d’El Khroub. Nadia Labidi affirmera, quant à elle, sa volonté d’encourager la production d’œuvres artistiques mettant en exergue la richesse de l’histoire algérienne, notamment dans sa dimension berbère. Si El Hachemi Assad, Secrétaire Général du Haut Commissariat à l’Amazighité, a confirmé pour sa part la dimension nationale que tend à assumer l’organisme qu’il dirige.

Quant aux conférences à proprement parler, elles ont présenté un état des lieux des recherches sur la période numide dans une approche scientifique pluridisciplinaire entre histoire, archéologie, anthropologie et linguistique. La question de l’étendue du royaume de Massinissa a été relevée par Attillo Mastino, recteur de l’université de Sassani (Italie), qui a évoqué son extension jusqu’au golfe de Syrte dans l’actuelle Libye. Le sort de ces biens fonciers entre les mains des héritiers de Massinissa a été détaillé par le professeur Ahmed Mcharek de l’université de Tunis.

La jeune chercheuse Khaoula Bennour, venue également de Tunisie, a décrit le royaume de Massinissa comme une période multiculturelle ouverte sur les civilisations puniques et hellénistiques, tandis qu’Emna Ghith (université de Sousse) a abordé le dialogue des cultures méditerranéennes à travers l’évolution des rites funéraires. A ce sujet, la persistance de la culture punique en Afrique du Nord après la chute de Carthage a été démontrée par Joséphine Crawley Quinn (université d’Oxford) et Matthew Mc Carty (Princeton). En somme, différentes dimensions de la culture numide ont été explorées comme l’architecture (Roger Hanoune), la langue (Elisabeth Fentress) ou la monnaie (Saïd Deloum).

Enfin, les chercheurs algériens Mahfoudh Ferroukhi et Abderrahmane Khelifa ont affronté l’énigme du mausolée d’El Khroub et concluent à la nécessité d’effectuer de nouvelles fouilles. La vingtaine de conférences du Colloque «Massinissa, au cœur de la consécration du premier Etat numide» aura réussi à jeter des passerelles entre les disciplines, les cultures et les publics. La ville des ponts n’aura jamais aussi bien porté son nom.

Le mausolée royal d’El Khroub (archéologie)

Une énigme passionnante

Les scientifiques s’interrogent encore quand les profanes ne veulent pas douter.

 La tenue d’un colloque sur Massinissa dans la commune d’El Khroub est liée à la présence de son fameux mausolée perché sur une colline au nord-est de la ville. Et si ce tombeau n’était pas celui de Massinissa ? Le doute est permis. Pour les scientifiques, il est même de rigueur. «Ce tombeau est daté de 120 av. J.C. Il ne peut pas être celui de Massinissa qui est mort en 148 av. J.C.», tranche Abderrahmane Khelifa. Il explique que les os calcinés retrouvés en 1915 pourraient être ceux de son fils Micipsa ainsi que d’un de ses petits-fils. Les premières fouilles effectuées par les architectes français Bonnelle et Ballu sont loin de faire l’unanimité. «Le travail de Bonnelle ne peut pas être qualifié de fouille, car il ne donne pas de résultat précis», estime Mahfoudh Ferroukhi.

Il ajoute que les fouilles effectuées par une équipe d’archéologues allemands durant les années 1970 sont obsolètes, car il existe aujourd’hui de nouveaux moyens de datation. «Nous avons aujourd’hui une technologie qui peut nous aider à déterminer avec précision l’identité du destinataire de ce mausolée : Massinissa, Micipsa ou un autre. Pour le moment on ne peut pas trancher. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit du tombeau d’un membre de la famille royale numide postérieur à 150 av. J.C.», explique-t-il.

Une autre énigme est l’absence de ce mausolée, pourtant situé en évidence, dans les descriptions de la région laissées par les auteurs arabes tels que El Idrissi ou Al Bakri. «Toute la région devait être remplie de monuments antiques qui ont disparu, suppose le Dr Khelifa. Les dessins de l’époque coloniale montrent des monuments très importants qui ont été rasés.» Les deux archéologues préconisent d’effectuer de nouvelles fouilles qui pourraient nous réserver des surprises. En effet, en creusant plus profondément on pourrait découvrir un autre caveau funéraire et, pourquoi pas retrouver les ossements de Massinissa. «Vu la grandeur du personnage, il est inconcevable que Massinissa soit enterré de façon commune. La tradition berbère veut qu’un grand roi ait un tumulus», conclut Abderahmane Khelifa.

Massinissa, grand roi numide

Un règne mythique

 Massinissa, roi numide du deuxième siècle av. J.C. a régné durant plus de cinquante ans, mais son destin dans la mémoire collective se prolonge jusqu’à nos jours.

La seule image matérielle que nous avons du grand «agellid» est celle gravée sur une face de monnaie, mais ses représentations dans l’imaginaire collectif sont diverses et variées : unificateur de la Numidie, allié de Rome, ancêtre fondateur de l’Etat algérien, destructeur de Carthage… D’une époque et d’une civilisation à l’autre, le prestige de ce souverain a inspiré un grand nombre de récits et d’œuvres dans différentes disciplines artistiques et littéraires.

Chacune d’elles a mis en avant un aspect particulier du personnage et des épisodes différents de son brillant parcours. Plus ou moins fidèle à la réalité historique, cette riche production travaille à refaçonner indéfiniment le personnage selon l’idéal (et l’idéologie) du moment. A l’occasion du Colloque «Massinissa, au cœur de la consécration du premier Etat numide», nous nous sommes intéressés à ces récits et images qui ont prolongé le règne de Massinissa dans la conscience des hommes. Précisons d’abord que les données historiques sur la vie de Massinissa nous parviennent principalement d’auteurs grecs et latins.

Né vers 240, Massinissa était le fils de Gaïa, roi des Massyles. D’abord allié de Carthage, il combattra les Romains dans un premier temps puis se rangera du côté des troupes du général romain Scipion. Il parvient ainsi à vaincre son rival Syphax (roi des Massaessyles) et devient l’unique roi de la Numidie unifiée, avec Cirta (l’actuelle Constantine) pour capitale. Son règne, qui se prolongea jusqu’à sa mort en 148 av. J.C, se distingue par un grand effort pour l’édification d’un Etat fort avec des institutions stables, une monnaie commune et un développement de l’agriculture sans précédent dans la région. Pour les auteurs grecs et latins, Massinissa est considéré comme un souverain modèle doublé d’un valeureux guerrier. Bien plus, il est «le meilleur et le plus heureux des hommes» parmi les rois de notre temps, affirme Polybe dans son éloge funèbre. Mathilde Cazeaux (université de Montpellier III) a précisément étudié la représentation de Massinissa en tant que modèle moral dans les textes anciens.

Elle relève dans ses multiples portraits édifiants trois qualités principales : la discipline, la piété et la loyauté. De nombreuses anecdotes sont rapportées à propos de sa sobriété. On raconte par exemple qu’il mangeait toujours debout ou qu’il pouvait mener son armée à cheval pendant plusieurs jours sans discontinuer. Cette discipline lui aurait assuré une bonne santé jusqu’à la fin de ses jours. Plutarque le cite ainsi en exemple pour discuter l’interrogation : «Les vieillards doivent-ils gouverner ?»

Concernant son respect de la religion, Cicéron rapporte qu’il avait refusé de précieuses défenses d’éléphant rapportées par sa flotte d’un temple situé à Malte. Apprenant la provenance du butin, il l’aurait remis à son emplacement original accompagné d’une inscription expliquant l’erreur des soldats. Enfin, la loyauté est sans doute sa qualité la plus appréciée des Romains. Le moraliste Valère Maxime l’évoque en ces termes : «Par le bienfait et les conseils de Scipion, son royaume avait été assez généreusement agrandi. Il garda le souvenir de cet illustre service jusqu’à l’extrême fin de ses jours, bien qu’il fût doté par les dieux immortels d’une longue vieillesse. Si bien que non seulement l’Afrique, mais aussi tous les peuples savaient qu’il était plus attaché à être l’ami de la famille Cornelia et de Rome que de sa propre personne».

On le devine aisément, ces portraits élogieux d’un roi barbare (non Romain) ne sont pas sans arrière-pensées politiques. Mathilde Cazeaux évoque la justification de la troisième guerre punique qui a abouti à la destruction de Carthage. «C’est une chose terrifiante, car c’était une puissance comparable à Rome, souligne-t-elle. Dans l’historiographie romaine, cette décision n’était pas acceptée de tous. Il fallait la justifier et la propagande officielle avait donc besoin de donner de Massinissa une image élogieuse. S’il était quelqu’un de bien, cela justifiait de lui prêter main-forte contre Carthage». Cela dit, les Romains lui trouvaient également des défauts comme l’ambition. En effet, l’extension de son royaume ne manquait pas de les inquiéter. Certains historiens affirment que la destruction de Carthage n’était pas une faveur faite à Massinissa, mais au contraire un moyen de freiner son expansion.

Outre la valeur du souverain et le courage du guerrier, il existe un autre aspect de la biographie de Massinissa qui a inspiré bon nombre d’œuvres littéraires. Sous la carrure d’athlète du grand «agellid», il y avait un cœur. Et ce cœur battait pour la belle Sophonisbe. La ravissante carthaginoise était sa promise mais, suite à son alliance avec Rome, elle épousera Syphax. Triomphant de son ennemi, Massinissa reprend Sophonisbe et l’épouse. Mais il ne jouira pas longtemps de ses noces. Les Romains voient d’un mauvais œil l’union du Numide et de la Carthaginoise.

Par crainte de son influence sur Massinissa, Scipion enlève Sophonisbe et l’emmène à Rome. En dernier recours, Massinissa lui envoie du poison et Sophonisbe se suicide pour éviter le déshonneur. L’histoire a tous les ingrédients d’une tragédie. Et elle ne manqua pas de donner naissance à un grand nombre d’œuvres théâtrales signées par des auteurs aussi prestigieux que Pétrarque, Corneille ou Voltaire. Cette grande histoire d’amour a également inspiré plus d’une dizaine d’opéras. Par ailleurs, la fin tragique de Sophonisbe a été immortalisée par les peintres de la période baroque, dont le génial Rembrandt lui-même dans un tableau exposé au musée du Prado. A travers ces œuvres, il apparaît que Massinissa fait partie de l’imagerie populaire européenne. Mais qu’en est-il sous nos cieux ?

A titre de comparaison, nos auteurs se sont bien plus intéressés à son révolté de petit-fils, Jugurtha. Jean Amrouche en brosse un portrait psychologique dans L’Eternel Jugurtha, tandis que Mohamed-Cherif Sahli fait de son combat contre Rome une source d’inspiration pour la lutte de libération nationale dans Le Message de Jugurtha. Bien entendu, chaque relecture nous en dit autant sur les opinions de l’auteur et le contexte de l’écriture que sur la réalité historique du personnage. Les rapports de Massinissa avec Rome apparaissant comme cordiaux, il était plus difficile de relire le personnage dans une perspective nationaliste. Du reste, la prospérité de son royaume inspire moins que la fougue de la lutte de Jugurtha, même (surtout ?) si celle-ci s’est soldée par un échec.

Massinissa reste tout de même dans les consciences comme le premier unificateur de la Numidie et comme un roi exemplaire. «Il est décrit comme un homme sobre, vivant avec les guerriers, mangeant avec les paysans… autant de valeurs qu’on aimerait retrouver chez nos dirigeants politiques», nous souffle l’historien Abderrahmane Khelifa, qui a participé, en tant que conseiller historique, au film documentaire «Massinissa», de Mokrane Aït Saâda. Il ajoute que, paradoxalement, le prénom de Massinissa se trouve répandu en Kabylie et dans les Aurès, mais pas à Constantine qui fut pourtant la capitale de son royaume. Le symbole de ce grand «agellid» a en effet été mis en avant pour la revendication et la reconnaissance de la dimension amazighe de l’Etat algérien. Autant dire que ce prénom est devenu un porte-drapeau pour l’amazighité.


la suite  sur la source
outemzabet
By : outemzabet
Passionate content creator with a love for writing, art, and blogging